Nous assistons en ce moment à une étrange confluence. D’abord, le Printemps arabe se prolonge en Europe : au sud de la Méditerranée on voulait la démocratie, comme au nord… mais au nord on la réclame aussi à présent, alors même qu’on croyait la posséder depuis longtemps… mais c’était un leurre. Ensuite, depuis la chute de DSK, les affaires de moeurs éclatent en série : les médias et les politiques se discréditent à vitesse accélérée, les uns pour leur omerta, les autres pour leur déni. Les citoyens agacés pointent du doigt un réflexe de caste et un mépris du peuple. Et ne savent plus à quel saint se vouer… Ils croyaient vivre en démocratie ; ils se rendent compte qu’ils ont rêvé. Ils croyaient encore parfois en la probité de leurs journalistes et politiques, et patatra, tout s’effondre : on leur parle de scandales sexuels infâmes dont « tout le monde », paraît-il, était au courant. Sales coups pour la démocratie, sales coups pour nos certitudes… Et voilà que, dans ce contexte où tous nos repères vacillent, un prof d’économie révélé en 2005 pour son cyber-combat contre le Traité Constitutionnel Européen nous offre une nouvelle perspective, totalement inattendue, sur l’avenir de notre démocratie… offrant par là même un contenu possible aux revendications des « Indignés » du Vieux Continent.
Il souffle un vent de révolution en ce beau printemps 2011. Les Espagnols montrent le chemin en réclamant une « démocratie réelle ». D’autres peuples européens vont certainement suivre le mouvement, car il répond à un besoin profond. Ici même, sur AgoraVox, on assiste à une floraison d’articles dotés d’une même fraîcheur, et qui expriment tous les mêmes aspirations, les mêmes revendications : la participation citoyenne effective aux affaires de la cité, la fin de l’oligarchie, le dépassement du système représentatif, l’avènement de la démocratie.
Médias citoyens : le terreau démocratique
Ainsi, TommytheHerbs, dans son article « Campement revendicatif au cœur de Madrid : la puerta de la solucíon ?« , écrit :
« Ce qui ressort de ces petits phrasés revendicatifs que l’on peut voir éclore un peu partout durant ces manifestations, c’est que tout d’abord les gens ne croient plus en l’efficacité du vote, d’ailleurs les taux d’abstention sont toujours plus forts d’élections en élections […]. On assiste donc à une perte de confiance dans le rôle que les politiques peuvent jouer (« el bipartismo es dictatora », « le bipartisme c’est la dictature ») ou même des syndicats d’ailleurs […].
« Yo no voto , Yo salgo a la calle » (moi je ne vote pas, je sors dans la rue). En se rendant compte que leur vote ne possède finalement pas une si grande influence sur leur environnement socio-politico-économique, les gens deviennent persuadés que la véritable action se trouve dans le rassemblement, dans les rues, sur la place publique en définitive, que ce soit celle d’internet ou bien celle de leurs villes. « Ni políticos,ni banqueros.¡Democracia Participativa Ya ! » (Ni politiques ni banques,la démocratie participative maintenant !), le peuple veut retrouver un rôle dans la vie politique et civique de son pays, de sa région et de sa ville, il revendique le droit à une démocratie qui impliquerait largement plus ses citoyens, et grâce à l’outil internet ce mouvement prend une forme participative intéressante et en plus bénéficie de l’avantage que de nombreuses idées peuvent être préalablement échangées pour asseoir le mouvement sur une base intelligente et organisée, riche en apport citoyen d’ horizons variés. »
Marc Jutier, dans son article « Nous voulons la Démocratie maintenant !« , exprime le même élan :
« Nous en avons assez du petit groupe d’élus professionnels qui monopolisent la parole publique et des ces institutions nationales et européennes, voire mondiales, qui nous ôtent jusqu’au droit de proposer nos solutions aux difficultés de notre quotidien. Nous avons assez subi l’oligarchie politico-financière et son régime politique mièvre, qui déresponsabilise et infantilise les Peuples par devant, tout en les dépouillant par derrière. L’élection à échéances fixes de politiciens professionnels est une mascarade qui ne permet que l’entretien à grands frais d’un statu quo désormais intenable. Il y a urgence sociale, environnementale, économique, sanitaire, éducative, judiciaire, énergétique, …. Notre maison brûle, et ils nous ordonnent de regarder ailleurs ! Les besoins du Peuple seront bien servis par les décisions du Peuple ! Nous sommes assez forts et assez responsables pour gérer nous-mêmes notre vie ! »
Erik Gruchet, dans son article « Extinction programmée de la caste politique« , réclame la fin de la « démocratie représentative », qui infantilise les peuples, et son remplacement par une forme de démocratie directe et adulte :
« L’abrogation du monopôle législatif de la caste politique en place, quelle que soit son obédience, est une des revendications de la révolution citoyenne en cours en Europe. Nous sommes le peuple et nous ne voulons plus de représentants du peuple. Nous souhaitons nous exprimer directement, débattre sur des forums réels ou virtuels, choisir en âme et conscience, voter sur internet de façon sécurisée et accessible à tous et enfin accepter le verdict de la démocratie réelle. Nous voulons refonder entièrement la république et sa constitution pour y inscrire en lettre d’O.R « l’Obligation Référendaire » ainsi que le « Salaire Universel Citoyen », le S.U.C du nouveau monde à bâtir, soumis à la nécessaire participation individuelle à la bonne marche de l’Etat. Ce n’est pas en maintenant les citoyens en dépendance que l’on émancipe un peuple, c’est en leurs rendant leurs pouvoirs individuellement et en les impliquant directement dans des choix de société. Nous ne sommes plus des enfants que l’on guide par la main pour les conduire dans le « droit chemin » de la mafia capitalistique, bancaire et consumériste, nous sommes des êtres pensants qui exigeons notre droit souverain à l’expression sans intermédiaire. […]
La réelle démocratie n’est pas une fantaisie d’utopistes illuminés, elle est la revendication déterminée de tous les peuples en éveil de conscience. Nous ne céderons plus aux sirènes des beaux parleurs professionnels qui nous conduisent vers l’écueil de leurs ambitions personnelles. La hiérarchie clanique du pouvoir politique est un reliquat d’anciens régimes autoritaires et violents qui se maintiennent par la ruse et la division. Elle ne correspond ni ne sert aucune civilisation durable et éclairée qui s’appuie sur tous ses citoyens. Cette hiérarchie de caste tombera comme tombent les feuilles mortes : elles cèdent par manque de sève devant la poussée des tendres bourgeons. »
Enfin, Jean-Paul Foscarvel annonce, dans son article « Un bouleversement en marche« , une possible nouvelle ère, celle de la démocratie auto-organisationnelle :
« Les récents événements sont le signe d’un bouleversement fondamental. L’actualité bousculée fait tourner l’histoire. Nous entrons peut-être dans une nouvelle ère. Celle de la démocratie auto-organisationnelle, succédant à la démocratie représentative. […] La libération des peuples du joug ploutocrate passe par une prise de conscience collective face à des dirigeants dénués de tout scrupule et oeuvrant pour une minorité contre les peuples. Ce sont les crises réelles qui font devenir les peuples intelligents et les amènent vers l’autonomie. »
Dans cette aspiration à une autre démocratie, plus directe, plus réelle, Internet joue un rôle moteur. Non pas seulement qu’il permette de coordonner les luttes et d’organiser les manifestations ; il permet surtout deux choses : rendre les citoyens conscients et actifs.
Conscients, car les sources d’information sont désormais démultipliées, chacun peut avoir un oeil sur le monde entier, l’omerta politico-médiatique est de plus en plus aisément contournée, les gens s’expriment directement et discutent entre eux, à grande échelle – sans être obligés de passer par des médiateurs, qui filtrent leurs propos et les formatent selon leurs exigences -, ils s’habituent à travailler l’information de manière collective, enfin une sorte d’empathie universelle est en train de naître, comme le relève Jeremy Rifkin.
Actifs, car tout sur Internet nous pousse à l’action : la recherche d’information sur Google et ailleurs, la vérification de celles-ci, leur recoupement – habitude de plus en plus fréquente du fait de l’insécurité informationnelle (profusion de rumeurs, de hoax, etc.) dont nous sommes pleinement conscients -, l’évaluation constante des informations (par des votes ou des commentaires), la production de contenus (articles, vidéos, etc.), la conversation ininterrompue dans les forums, les recommandations et le partage…
Quand le mot « démocratie » désigne son strict contraire…
Or la « démocratie représentative », qu’il est sans doute plus juste d’appeler « gouvernement représentatif », dans la mesure où il a été historiquement conçu en opposition avec la démocratie, repose sur une certaine inconscience des masses et sur leur relative inaction – conditions de leur manipulation.
Rappelons, en premier lieu, cette vérité historique : dès son origine, le régime représentatif se pose en opposition au régime démocratique, comme le signifient clairement ces paroles de Sieyes, prononcées le 7 septembre 1789 : « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet Etat représentatif ; ce serait un Etat démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. » [1] Dans La haine de la démocratie, le philosophe Jacques Rancière, favorable à la démocratie directe, rappelle que :
« la représentation n’a jamais été un système inventé pour pallier l’accroissement des populations. Elle n’est pas une forme d’adaptation de la démocratie aux temps modernes et aux vastes espaces. Elle est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s’occuper des affaires communes. […] Et l’élection n’est pas davantage en soi une forme démocratique par laquelle le peuple fait entendre sa voix. Elle est à l’origine l’expression d’un consentement qu’un pouvoir supérieur demande et qui n’est vraiment tel qu’à être unanime. L’évidence qui assimile la démocratie à la forme du gouvernement représentatif, issu de l’élection, est toute récente dans l’histoire. La représentation est dans son origine l’exact opposé de la démocratie. Nul ne l’ignore au temps des révolutions américaine et française. Les Pères fondateurs et nombre de leurs émules français y voient justement le moyen pour l’élite d’exercer en fait, au nom du peuple, le pouvoir qu’elle est obligée de lui reconnaître mais qu’il ne saurait exercer sans ruiner le principe même du gouvernement » [2].
Dans le système représentatif, les aspirations démocratiques doivent être logiquement contenues. Samuel Huntington l’a parfaitement exprimé dans une analyse produite en 1975 par la Commission Trilatérale, intitulée Crisis of Democracy [3], Huntington écrit : « La décennie 1960 a témoigné de la vitalité de l’idée démocratique. Elle a été une décennie de poussée démocratique et de réaffirmation de l’égalitarisme démocratique [4]. […] Plusieurs des problèmes de gouvernance aux Etats-Unis aujourd’hui découlent d’un excès de démocratie […]. Ce qui est nécessaire est un degré plus grand de modération dans la démocratie. […] Le bon fonctionnement d’un système politique démocratique requiert habituellement une certaine mesure d’apathie et de non-engagement d’une partie des individus et des groupes. […] Nous en sommes venus à reconnaître qu’il y a potentiellement des limites désirables à la croissance économique. Il y a aussi potentiellement des limites désirables à l’extension indéfinie de la démocratie politique. » [5]
Il va sans dire que la télévision est l’instrument le plus performant pour développer cette apathie et ce non-engagement désirés par le pouvoir oligarchique. Le fondateur de la Trilatérale, Zbigniew Brezinski, n’hésita d’ailleurs pas en 1995 à se faire le promoteur du « tittytainment » – le mot est formé à partir de la contraction de « tit » (le sein maternel auquel le nourrisson s’allaite) et « entertainment » (le divertissement). Selon Zbig, « un cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettrait de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète. » [6] Et Jean-Luc Mélenchon de commenter, dans un article de Technikart paru en 1999, ce nouvel opium du peuple : « Guy Debord aurait adoré. Nul doute que sa Société du spectacle© a pris, au cours des années 90, un envol sidérant. Télé, radio et presse ne nous apparaissent plus vraiment comme un contre-pouvoir. Au contraire : les médias modernes s’imposent comme les principaux collaborateurs du « titytainment » nouveau, escamotant la réalité vécue au profit d’une fiction lénifiante. » Avec le « tittytainment », nous sommes très loin, chacun en conviendra, de la démocratie authentique…
Isègoria et tirage au sort : l’essence de la démocratie
Rancière voit dans le tirage au sort (en usage chez les Grecs) l’essence même de la démocratie dans sa forme authentique, c’est-à-dire directe. Il est, sur ce point, sur la même ligne qu’Etienne Chouard, qui vient de prononcer, le 24 avril 2011 à Marseille, une conférence des plus stimulantes sur ce sujet du tirage au sort, et que je vous conseille très vivement de regarder :
Dans sa conférence, Chouard décrit les modalités du tirage au sort à Athènes il y a 2500 ans, montre en quoi ce système est plus que jamais d’actualité, et répond aux objections qui ont pu être émises à son endroit.
Pour synthétiser à l’extrême, le principal objectif des Athéniens était d’imposer une véritable égalité politique. Le premier pilier dans les institutions de la démocratie athénienne était l’isègoria, droit de parole pour tous à tout moment et à tout propos : les Athéniens considéraient ce droit de parole comme une hygiène de base qui permettait à la démocratie de se protéger elle-même en faisant de chaque citoyen une sentinelle apte à dénoncer d’éventuelles dérives oligarchiques et à protéger la démocratie. Les Athéniens tenaient à l’isègoria plus qu’à toute autre institution. Conscients que le pouvoir corrompt, les Athéniens ont établi qu’il fallait garantir, de façon prioritaire, l’amateurisme politique, et donc la rotation des charges, grâce aux mandats courts et non renouvelables. Or, le seul moyen pour désigner les représentants en faisant tourner rapidement les charges était le tirage au sort, égalitaire et incorruptible. Selon Chouard, la différence fondamentale entre l’élection et le tirage au sort, c’est que l’élection repose sur la confiance en notre volonté individuelle (comme si elle ne pouvait pas être trompée), alors que le tirage au sort cultive la défiance pour, en quelque sorte, nous protéger contre notre volonté collective (toujours menacée de tromperie).
L’une des grandes craintes que suscite le tirage au sort, c’est de confier le pouvoir aux incompétents ou aux « affreux » (pour reprendre l’expression de Chouard) ; je vous laisse découvrir les réponses qui peuvent y être apportées, dans la vidéo ou, pour ceux qui préfèrent lire, sur le site de Chouard, où il a tout couché par écrit.
Révolution 2.0 : la fabrique du « bon citoyen »
Mais concernant spécifiquement la crainte de l’incompétence des citoyens, il faut garder à l’esprit que ce fut toujours l’argument des oligarques pour confisquer le pouvoir : « Cette idée que les citoyens sont incapables de saisir la complexité des problèmes dans une société moderne » est « le motif fondamental par lequel les oligarques légitiment leur domination« , écrit Hervé Kempf dans L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie [6]. Le journaliste et théoricien de l’opinion publique Walter Lippmann l’invoquait au début du XXe siècle pour justifier que le peuple s’en remette à des « hommes responsables« , et renonce à exprimer directement sa volonté. La fabrique du consentement – de masses auxquelles on donne le droit de vote mais que l’on juge incompétentes – est ainsi pleinement justifié. Edward Bernays en sera le premier praticien, dans la lignée des travaux théoriques de Lippmann.
Or, si les citoyens sont (en effet) souvent incompétents, c’est qu’ils sont mis délibérément à l’écart du débat public. Car c’est par le débat que l’on peut trouver le désir de s’informer et d’élever son niveau de conscience. C’est la réponse très pertinente que Christopher Lasch a adressé à Lippmann dans son livre La révolte des élites et la trahison de la démocratie :
« Les gens acquièrent facilement les connaissances dont ils peuvent faire usage. Puisque le public ne participe plus aux débats sur les questions nationales, il n’a aucune raison de s’informer des affaires civiques. C’est le déclin du débat public, et non pas le système scolaire (quelle que soit, par ailleurs, sa dégradation) qui fait que le public est mal informé, malgré toutes les merveilles de l’âge de l’information. Quand le débat devient un art dont on a perdu le secret, l’information aura beau être aussi facilement accessible que l’on voudra, elle ne laissera aucune marque. Ce que demande la démocratie, c’est un débat public vigoureux, et non de l’information. Bien sûr, elle a également besoin d’information, mais le type d’information dont elle a besoin ne peut être produit que par le débat. Nous ne savons pas quelles choses nous avons besoin de savoir tant que nous n’avons pas posé les bonnes questions, et nous ne pouvons poser les bonnes questions qu’en soumettant nos idées sur le monde à l’épreuve de la controverse publique.
L’information qui est d’ordinaire conçue comme une condition préalable au débat se comprend mieux comme son produit dérivé. Quand nous nous engageons dans des discussions qui captivent entièrement notre attention en la focalisant, nous nous transformons en chercheurs avides d’information pertinente. Sinon, nous absorbons passivement l’information — si tant est que nous l’absorbions. » [7]
Les médias traditionnels, télévision en tête, ne poussent pas au débat et à la participation citoyenne. Ils sont bien souvent, au contraire, des instruments de conditionnement et d’infantilisation du citoyen, qui ne favorisent pas la liberté d’expression, mais répriment, tel un nouveau clergé (dixit Régis Debray), les opinions dissidentes. Ils fabriquent de « mauvais citoyens », passifs, désintéressés, ignorants, oublieux de tout, et consommateurs d’infos comme de marchandises. Internet, tout à l’inverse, est l’instrument du débat et de la participation d’un nombre croissant de citoyens, il est le lieu où la liberté d’expression existe en acte. Il crée de « bons citoyens », actifs, curieux, dotés d’une mémoire d’éléphant, et refusant de considérer les informations comme de vulgaires marchandises à ingurgiter puis à évacuer à vitesse grand V. Alors que les anciens médias sont ceux de la démocratie des apparences (que fustige Kempf), les nouveaux peuvent être ceux de la démocratie réelle.
D’ailleurs, Etienne Chouard juge très pertinemment qu’Internet et les blogs réactivent l’isègoria des Grecs, qui est précisément la condition de possibilité des citoyens actifs : « Aujourd’hui, en pleine oligarchie, d’une certaine façon, l’Internet nous rend (un peu) l’isègoria que les élus nous ont volée depuis 200 ans. C’est l’isègoria qui rendait possible des citoyens actifs et à l’inverse ce sont les citoyens actifs qui donnaient vie à l’isègoria. Les deux se tiennent, vont ensemble. » Ou encore, plus explicitement : « Je trouve que les blogs sont une réactivation de quelque chose qui était essentiel sous la démocratie athénienne, l’isègoria, le droit de parole pour tous à tout moment. Les Athéniens le considéraient comme le plus important de tous les droits dans la démocratie. Le fait que toutes les opinions dissidentes aient voix au chapitre protégeait la démocratie contre les erreurs, contre les dérives. Avec l’élection, on a renoncé au droit de parole pour chacun. Et Internet est un outil pour les humains qui ont toujours cette pulsion, ce besoin de s’exprimer, de protester, de résister. C’est l’isègoria qui revient sur le devant de la scène malgré les hommes politiques et je trouve ça très fort. »
Du journalisme citoyen à la démocratie citoyenne
On peut certainement affirmer que la révolution médiatique sur Internet (avec les blogs, les médias participatifs, Facebook, Twitter…) précède et annonce la révolution politique que portent désormais dans leurs gènes les citoyens élevés au Web 2.0. Rappelez-vous les caractéristiques de la démocratie athénienne, répertoriées par Chouard : elle vise l’égalité politique, elle repose sur l’égal droit de parole pour tous, sur la liberté totale d’expression, les citoyens ont un rôle de sentinelles qui veillent à ce que la démocratie ne dérive pas vers une forme d’oligarchie, ils ont la possibilité de dénoncer une telle dérive, les fonctions politiques sont exercées par des amateurs, surveillés par leurs pairs, nul ne leur fait naturellement confiance, c’est au contraire la défiance qui règne et fonde tout le système, leur activité n’a pas pour vocation de les enrichir, et s’ils ont bien agi ils gagneront la simple reconnaissance de la communauté… Ne trouvez-vous pas que ces attributs de la démocratie athénienne ressemblent en tous points à ceux du journalisme citoyen tel qu’il se pratique sur l’agora numérique ? Ce qui peut nous faire penser que la suite logique du journalisme citoyen, c’est… la démocratie citoyenne, ou originelle, à faire revivre aujourd’hui.
De la même manière que le journalisme traditionnel est constamment contesté par les journalistes citoyens, la « démocratie représentative » ne correspond plus aux nouveaux citoyens qu’Internet forme, ou plutôt dont Internet libère certaines potentialités et aspirations essentielles : à la liberté, à l’égalité, mais aussi à la solidarité. Les médiateurs de l’information (les journalistes), comme les représentants élus du peuple (les politiques), ne parviennent plus à légitimer leur position de surplomb face à des citoyens de plus en plus actifs et conscients, qui expriment toujours plus fermement leur volonté de prendre collectivement en main leur destin et de contrôler les informations qui modèlent leurs consciences. Alors que depuis des décennies, les enquêtes d’opinion indiquent que les citoyens perdent inéxorablement confiance à la fois dans les politiques et les journalistes, on semble enfin assister au sursaut citoyen que cette défiance commandait naturellement depuis déjà longtemps. Mais tout vient à point à celui qui sait attendre… et je ne peux m’empêcher de citer de nouveau Erik Gruchet : « Cette hiérarchie de caste tombera comme tombent les feuilles mortes : elles cèdent par manque de sève devant la poussée des tendres bourgeons« .
En à peine quelques semaines, le mouvement des Indignados en Espagne a fait prendre à l’idée de « démocratie représentative » un sacré coup de vieux. Le temps paraît subitement s’être accéléré. L’élection présidentielle de 2012, au centre de tous les débats politico-politiciens depuis des mois, voire… depuis la précédente élection, perd même de son attrait, tant l’enjeu ne paraît plus être de savoir pour qui nous allons voter, mais bien comment nous allons au plus vite changer de système et instaurer la démocratie réelle – telle qu’Etienne Chouard peut nous la laisser entrevoir, même si la réflexion est évidemment à poursuivre. L’élection de 2007 était peut-être la dernière à susciter encore de l’engouement, car rares étaient à l’époque ceux qui imaginaient sortir du système représentatif, qui paraissait être la forme ultime de la démocratie ; et puis de nouvelles figures (Sarkozy, Royal, voire Bayrou) laissaient augurer une autre manière de faire de la politique.
Pour 2012, Nicolas Sarkozy (candidat probable de l’UMP) ne suscite plus aucun intérêt, il a réussi à lasser jusqu’à ses partisans. Au PS, quel que soit le candidat, nul enthousiasme. C’est morne plaine au PS… et la soupe à la grimace depuis les déboires de DSK. Et personne ne croit plus que ce parti puisse constituer une réelle alternative à l’UMP. Pour dire la vérité, seule la montée de Marine Le Pen dans les sondages constituait ces derniers temps un sujet d’excitation : allait-elle éliminer Sarkozy ou DSK du 1er tour ? de qui allait-elle faciliter la victoire au 2nd tour ? allait-elle faire exploser l’UMP après la présidentielle ? Or, même Marine Le Pen semble passée de mode depuis quelque temps… du moins les sondages attestent d’un tassement. C’est bien que le principe même de l’élection est discrédité chez de nombreux citoyens, qui n’y croient plus.
Les jours de la démocratie représentative sont comptés…
Sur Internet, on pouvait voir, ces derniers temps, que les candidats les plus en vogue étaient, sinon des populistes revendiqués, du moins des contempteurs de l’oligarchie : Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen, Eva Joly, Nicolas Dupont-Aignan, voire François Asselineau. La séduction qu’ils exerçaient venaient, entre autres choses, de cet au-delà de la « démocratie représentative » (oligarchique) qu’ils laissaient entrevoir dans leurs discours (sans s’y ranger pour autant). Le Printemps européen – et l’idée de démocratie directe qu’il porte en germe – suggère que les citoyens ne se contenteront plus pour longtemps de candidats professionnels, aussi « anti-système » soient-ils. C’est tout le système politique et médiatique qui va devoir se révolutionner, de par l’initiative même des citoyens enfin conscients. Comment ? Ce n’est certainement pas à un seul homme de le dire… Et la révolution ne se fera pas en un jour. C’est un long cheminement collectif qui se profile, et dont la Toile sera le support principal…
Concluons notre réflexion avec ces quelques extraits du manifeste de Badi Baltazar, « Twitter & Facebook : Armes de démocratie massives« , paru le 30 mai 2011 sur AgoraVox :
« Les jours de la médiation – si chère aux milieux rédactionnels – sont comptés. Fini l’hégémonie journalistique postmoderne. […] Il m’apparaît indiscutable que le monopole d’une élite relève de tout sauf de la nature humaine. […] Aujourd’hui c’est le partage, l’échange qui priment. Fini l’unilatéralité de l’information. […] Les volontés politiques de revoir la structure même d’internet, parce qu’elle menace leur capacité de contrôle sur les masses, est tout simplement inhumain. Voilà pourquoi le 4è pouvoir devrait s’atteler à rédiger son testament. Twitter et Facebook, ce sont des milliards de vérités que par essence révèlent des milliards de voix. C’est l’anti pensée unique par définition. De par son pouvoir de partage de visions, de savoir, d’émotions, de témoignages, internet a paradoxalement des vertus, c’est une sorte de réseau en mouvement relatif permanent. Le symbole de l’anti inertie de notre siècle. […] Twitter, les médias participatifs, les blogs, Facebook et autres supports contribuent à la naissance d’une intelligence collective. […] Rien ne pourra y faire, la voix du peuple et les milliards de connexions se renforcent et s’organisent un peu plus à chaque seconde qui passent, de telle sorte qu’aujourd’hui un retour en arrière est impossible. La preuve en est l’ampleur des mouvements dans le monde Arabe, en Espagne à présent et, qui sait, en France et ailleurs plus tard. S’agit-il vraiment des prémices d’une révolte envers le projet de nouvelle gestion mondiale de l’ordre du même nom ? Je l’espère. Mon intime conviction est qu’aucun homme, aucun groupe, aucune alliance n’arrivera jamais à dominer l’humanité car la voix du peuple est par essence insaisissable.«
Il n’est nul besoin d’avoir le culte d’Internet pour reconnaître ses effets, non tant sur l’homme, dont il ne fait que libérer les potentialités (bonnes ou mauvaises), que sur la société et, demain sans doute, de façon très profonde, sur la politique. « Nous sommes tous Américains« , clamait Jean-Marie Colombani dans Le Monde au lendemain du 11-Septembre. Je me permets à mon tour, au début du Printemps européen, de suggérer cette autre formule, non pas compassionnelle celle-là, mais d’espérance : « Nous sommes tous Athéniens » – du temps de Socrate comme de celui de DSK…
Notes :
[1] SIEYES, « Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale », in Les orateurs de la Révolution française, La Pleïade, 1989, p. 1026-1027.